mercredi 5 octobre 2011

Comprendre (enfin) l'affaire Karachi

Pourquoi parle-t-on de l'"affaire Karachi" ?
En 1994, la France et le chantier naval DCN de Cherbourg signent un contrat de vente de sous-marins Agosta 90B au Pakistan. Ceux-ci sont partiellement construits dans les chantiers navals de Karachi appartenant à la marine pakistanaise. En 2002, une vague d'attentats vise les Occidentaux : le 27 janvier, le journaliste américain Daniel Pearl, du Wall Street Journal, est assassiné. Le 17 mars, un attentat tue cinq personnes à Islamabad, dont deux Américaines. Le 8 mai, un attentat vise les techniciens français de DCN à Karachi. Bilan : 14 morts, dont 11 Français. Le 14 juin, un autre attentat frappe Karachi, cette fois devant le consulat américain. Bilan : 11 morts, 46 blessés. Pour ces raisons, l'expression "affaire Agosta", englobant tous les aspects et ne gommant pas la spécificité française du dossier, serait préférable à celle d'"affaire Karachi".
Qu'est-ce qu'une commission ?
Pour vendre des armes, les industriels vendeurs ont longtemps versé légalement des commissions aux acheteurs. Le principe est aussi vieux que le commerce : une partie des sommes provenant du Trésor public du pays acheteur et servant à payer ses canons est reversée aux dirigeants de ce même pays par l'industriel vendeur. Un matériel d'une valeur de 100 faisant l'objet d'une commission de 10 % est payé 110 par l'État acheteur. L'industriel vendeur touche donc 110 et reverse 10 dans la poche des dirigeants. Le vendeur se fait le complice d'un détournement d'argent public. Ce n'est pas son argent qu'il distribue, mais celui de son client.
Qu'est-ce qu'une rétrocommission ?
Au lieu de payer 110 un matériel qui vaut 100, l'acheteur accepte de le payer un peu plus cher encore, 120 par exemple. L'acheteur y trouve son compte en exigeant une commission plus importante, tandis que le vendeur empoche la différence, qu'il reverse le plus souvent à des dirigeants politiques, que ce soit pour financer leur campagne électorale ou pour leur enrichissement personnel.
Que s'est-il passé dans l'affaire des ventes de sous-marins Agosta au Pakistan ?
Dans le cas de la vente de sous-marins Agosta 90B au Pakistan en 1994, on sait que les bateaux valaient l'équivalent de 826 millions d'euros. Trois commissions ont été prélevées sur cette somme. La première, de 6 %, a été répartie entre différents niveaux du pouvoir politique (essentiellement le clan du Premier ministre Benazir Bhutto) et des militaires pakistanais. Il s'agit essentiellement des amiraux Mansûr Ul Haq, A. U. Khan, Khalid Mir, Mujtaba et Saeed Kahn. Plus tard, une deuxième commission de 0,25 % a été versée à un "haut dirigeant pakistanais", vague formule désignant un proche de Benazir Bhutto. Ces deux premières commissions ont été négociées par un intime de la très gourmande Benazir Bhutto, l'avocat Amer Lohdi. Ce dernier est le frère de Maleeha Lohdi, ancienne directrice de la rédaction du quotidien The News International, amie de Benazir Bhutto qui l'avait nommée ambassadrice aux États-Unis. Précisons que ces deux premières commissions ne sont pas soupçonnées d'avoir généré des rétrocommissions. Ce n'est pas le cas de la troisième. Celle-ci s'élève à 4 % de la valeur du contrat et a été négociée tardivement par l'intermédiaire Ziad Takieddine, imposé par le ministre de la Défense François Léotard. Seule cette commission de 33 millions d'euros est soupçonnée par les magistrats instructeurs d'avoir généré des rétrocommissions.
Le versement de commissions dans ces grands contrats est-il légal ?
Le versement des commissions est aujourd'hui interdit par l'adhésion de la France à la convention de l'OCDE. Elle date de 1997 et la France l'a signée en septembre 2000. Elle est aujourd'hui intégrée dans la loi. Avant cette date, les commissions étaient légales, car elles faisaient l'objet d'une déclaration au fisc et d'une autorisation gouvernementale délivrée par le ministre du Budget. Celle-ci était nécessaire pour permettre aux industriels de déclarer les commissions dans leurs frais généraux. Dans certaines conditions, les commissions pouvaient s'expliquer par la volonté d'industriels français de gagner des contrats. Par contre, les rétrocommissions n'ont jamais été légales, sous aucune forme que ce soit.
D'autres pays pratiquent-ils les rétrocommissions ?
Bien que ce soit pratiquement impossible à démontrer, des rétrocommissions ont néanmoins été sanctionnées par la justice. C'est notamment le cas en Allemagne, où la vente de chars à l'Arabie saoudite avait généré 100 % de commission, dont une large part avait été reversée en Allemagne. Le chancelier Helmut Kohl avait perdu son poste dans cette affaire.
Est-ce vraiment une pratique qui appartient au passé ?
On ne le sait pas. À ce stade, aucune accusation de rétrocommission portée en France n'a été démontrée. Des intermédiaires ont été inquiétés, voire condamnés, mais ils n'ont jamais lâché le morceau en dénonçant les éventuels bénéficiaires de leurs largesses.
A-t-on la preuve que ces commissions sont en partie revenues financer la campagne Balladur ?
Non. Ce qui paraît établi, c'est que d'importantes sommes en liquide ont transité par les bureaux du candidat Balladur. Il s'agirait de plus de dix millions de francs, ce qui est énorme. Mais dix millions de francs, ce n'est qu'environ 1,8 million d'euros, alors que la commission due par contrat à Takieddine est de 32 millions d'euros. À supposer que le liquide dont le passage est attesté chez Balladur provienne de commissions transformées en rétrocommissions, ce qui reste à démontrer, ces sommes ne représentent que 5 % environ de la commission. Où est passé le reste ?
Nicolas Sarkozy pouvait-il savoir ?
En sa qualité de ministre du Budget du gouvernement Balladur, Nicolas Sarkozy a approuvé toutes les commissions versées par l'industriel DCN qui fabriquait des sous-marins Agosta. Les documents qu'il a signés, s'ils ne sont pas mensongers, mentionnent les destinataires de ces commissions. C'est pour cette raison que les juges d'instruction demandent communication de ces documents, pour l'instant sans succès. Mais il est bien sûr inutile d'espérer y trouver les noms de bénéficiaires de rétrocommissions.
Quel a été le rôle de la société Heine fondée au Luxembourg ?
Il s'agit d'une structure technique destinée à organiser le versement des commissions, à partir du paradis fiscal luxembourgeois. C'est un instrument qui a joué un rôle important, notamment en permettant aux enquêteurs de démonter les réseaux des intermédiaires.
Le lien entre l'attentat de Karachi le 8 mai 2002 et la fin du versement des commissions est-il avéré ? Quelles sont les présomptions ?
On a longtemps pensé que le versement de la dernière commission - celle de Ziad Takieddine - avait été interrompu à la demande de Jacques Chirac, qui voulait empêcher le versement de rétrocommissions en France, car elles auraient bénéficié à son ancien adversaire à la présidentielle Édouard Balladur. En réalité, on sait aujourd'hui que ces commissions de 32 millions d'euros ont bel et bien été versées à Ziad Takieddine dans leur quasi-totalité. Il paraît vraisemblable que les sommes concernées n'ont jamais eu de destinataires "finaux" au Pakistan et qu'elles n'avaient pour objet que de placer des dirigeants français "sous la gouttière" du contrat Agosta, selon la formule des marchands d'armes. Qui, pour quelles sommes, dans quel but ? financer la vie politique ou enrichir personnellement ces dirigeants ? Ceux qui le savent ne disent rien et les magistrats instructeurs continuent de chercher. Quant à la relation entre le non-paiement de commissions et l'attentat, il n'a jamais été démontré. Il est en revanche acquis qu'il a été commis au vu et au su des services secrets pakistanais qui l'ont au moins laissé faire, sans qu'on puisse exclure qu'ils l'aient organisé.
Peut-on dire que les ingénieurs de DCNS sont morts parce que Balladur a pris l'argent des rétrocommissions ?
Certains le pensent et le disent. Mais cette version n'a pas été démontrée à ce jour et les bons connaisseurs du Pakistan, dans les services de renseignements notamment, estiment qu'elle ne tient pas la route. Ils considèrent que les Français ont été visés, parce qu'ils étaient des Occidentaux, victimes innocentes et spectaculaires de la guerre des clans sévissant entre deux services pakistanais, l'IB (Intelligence Bureau) et l'ISI (Inter Services Intelligence).
Takieddine est-il un intermédiaire tout ce qu'il y a de plus classique ou pas ?
La profession d'intermédiaire se pratique de mille façons. Takieddine brille davantage par le montant astronomique des commissions qu'il perçoit et redistribue que par les succès commerciaux qu'il aurait remportés. Il vend surtout à l'étranger, fort cher, sa prétendue relation privilégiée avec les dirigeants français. Les intermédiaires modernes les plus efficaces font preuve d'une grande discrétion, n'apparaissent pas publiquement, évitent les sunlights. Y compris quand ils traversent une mauvaise passe. En ce sens, Takieddine n'est pas classique...
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